On ferme tout ! - Récit de la grève générale à Barcelone.
vendredi 22 octobre 2010 à 09:04 - En vrac - Lien permanent
Le même texte avec de jolies photos sur :
http://paris.indymedia.org/spip.php?article3581
Samedi 25 septembre 2010 à Barcelone, c’est la "Merce", la fête centrale
de la ville, vitrine culturelle de la mairie qui y a englouti quelques
millions. À 17h, la grande scène s’installe pour le soir sur la plaça de
Catalunya, épicentre de Barcelone, situé entre la rue la plus chère
d’Espagne - où se concentrent les grandes enseignes - et la Rambla - où
affluent les touristes.
Au même moment, en guise d’échauffement pour la grève générale du 29, une
manifestation de 2000 personnes déboule et se positionne devant le
bâtiment de l’ex-Banque nationale de crédit d’Espagne qui domine la place
avec sa tour de 12 étages et qui a été vidée et laissée en plan il y a
quelques années, dans l’attente qu’une multinationale se l’octroie. Des
personnes rentrées, "quelques heures ou quelques jours auparavant" [1] au
nez et à la barbe des vigiles et flics qui quadrillent la place,
descendent en rappel de la façade et y déploient deux immenses banderoles
« Les banques nous asphyxient,les patrons nous exploitent, les politiciens
nous mentent, l’UGT et la CCOO [2] nous vendent. A la mierda ! » et « Ceci
est une invitation à lutter ensemble. Grève sociale et sauvage » . Musique
et clowneries sur la place, défonçage de porte et barricadage sommaire à
l’intérieur. Un tapis rouge est déployé, les portes s’ouvrent, la Banco de
credito (vite rebaptisée Banco Descredito) est envahie et occupée par
plusieurs centaines de personnes. Le chef des Mossos d’esquadra (la police
autonome de Catalogne, intronisée en 2005 et réputée pour sa brutalité)
s’arrache les cheveux. L’objectif annoncé est d’en faire un centre de
convergence pour la grève générale du 29 septembre.
Dans l’Etat espagnol, la menace d’une banqueroute à la grecque sert de
prétexte au gouvernement socialiste pour une grande « reforma laboral »
(réforme du travail) et un démantèlement des "protections sociales". À
Barcelone comme ailleurs, les boulots sont déjà de plus en plus précaires
et les fins de mois douloureuses, malgré les solidarités de voisinage qui
aident à la débrouille, aux arrangements illicites et aux petits
piratages. L’Espagne a beau avoir emporté le Mundial, la colère gronde et
les deux centrales syndicales se sont vues contraintes de lancer la
première grève générale du pays depuis 2002, presque à reculons et avec le
slogan « Pas comme ça ! » pour ne pas trop heurter leur alliés socialistes
au pouvoir.
L’occupation de la Banque s’est coordonnée entre des groupes autonomes et
« précaires » et l’ « assemblea de Barcelona ». L’ « assemblea » a été
initiée entre autres par des syndicalistes de la compagnie de bus de
Barcelone qui avaient réussi, en 2007, à tenir une grève et bloquer
plusieurs semaines les bus de la ville en faisant appel à des soutiens
extérieurs. L’assemblea se veut un point de convergence régulier entre des
mouvements de travailleurs, et les nombreuses petites luttes et comités de
quartiers, alimentées notamment par les quelques dizaines d’okupas (centre
sociaux autogérés occupés - voir encadré), disséminés sur la ville.
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Encadré sur le mouvement des Okupas :
Depuis l’occupation retentissante du cinéma Princessa en plein centre
ville de Barcelone en 96, le mouvement squat barcelonais a explosé et est
devenu l’un des plus offensifs et localement ancrés d’Europe. Il est
considéré, dans toute sa diversité, comme une force politique à part
entière, forte de ses journaux, radio, cantines, bibliothèques, fêtes,
imprimeries, potagers, coopératives, ateliers de construction, de
coordinations comme l’"assemblea d’okupes de barna"... Il bénéficie d’un
soutien populaire singulier dans une région qui a hérité de l’expérience
autogestionnaire et anarchiste la plus massive du XXième siècle, de sa
répression féroce et des décennies de dictature qui ont suivi. Un certain
nombre d’okupas, comme l’ ex-caserne de la "Casa de la Muntanya" ou la
ferme "Can Masdeu" ont pu résister victorieusement à des tentatives
d’expulsion et tiennent depuis plus de dix ans. Fort de son histoire et de
ses liens, le mouvement des okupas n’est cependant pas à l’abri, ces
dernières années, de sursauts répressifs d’un côté, ou de penchants à se
scléroser dans un ghetto contre-culturel alternatif et plus coupé des
mouvements sociaux de l’autre. Lors du dernier mouvement étudiant
barcelonais contre le plan Bolonia en 2009, les Mossos ont matraqué
systématiquement une manif et causé un scandale politique en envoyant des
dizaines de personnes à l’hôpital à la vue de tous. Depuis ce mouvement
entre autres, des lieux occupés, ouverts et populaires ont éclos et ont pu
permettre de fédérer de nouvelles dynamiques d’action. Renouant avec la
tradition de réaction massive au vidage des squats (un des slogans, les
plus courus du mouvement barcelonais, tiré d’une chanson d’un groupe punk
local est "desalojos son disturbios" : les expulsions sont des émeutes),
l’expulsion de "La Rimaia" a rassemblé, dès le lendemain et en plein été,
2000 personnes qui sont allées occuper des appartements bourgeois et
neufs, laissés vides.
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C’est depuis l’enceinte de la banque que, le premier jour de la
révolution, le 16 juillet 1936, des groupes fascistes retranchés ont
assassiné plusieurs dizaines de personnes essayant d’assaillir lebâtiment.
vvv
Près de 80 ans plus tard, l’occupation de la banque, lieu symbolique et
décrépi du pouvoir économique et politique, va fonctionner comme une
incroyable caisse de résonance pour une "grève anticapitaliste et
sauvage". Une énergie grisante sort du bâtiment : joie de tenir le lieu,
au coeur de la bête, de survoler la ville depuis les tours et balcons, de
narguer les autorités qui ne peuvent pas prendre le risque de gâcher la
fête et de tenter le diable avec une intervention policière immédiate. Le
lundi, un répit momentané se confirme. Le juge en charge de l’affaire
refuse de donner droit à une procédure pénale et à une expulsion
immédiate, estimant que le bâtiment étant vide, l’expulsion doit se
décider dans le cadre d’une procédure civile de squat, plus longue. Alors
que des caméras de presse et de police observent le bâtiment en
permanence, l’occupation et la grève sont relayées dans les quartiers par
des milliers d’exemplaires d’un journal, des assemblées, des sites web,
des tags qui couvrent les murs de la ville, par le bouche à oreille et la
rumeur : « alors c’est vrai vous avez pris la banque ? »... À l’intérieur
du bâtiment, les différentes composantes des dynamiques anticapitalistes
arrivent plus que de coutume à composer ensemble. L’occupation permet
ainsi de faire passer l’idée d’une grève sociale qui ne se restreigne pas
à un combat sur les conditions de travail et à l’exploitation salariale
mais englobe des combats sur le logement et l’aseptisation de la ville,
les migrants, le patriarcat... Ça fourmille tout au long de la journée,
des assemblées de plusieurs centaines de personnes se tiennent jusque tard
dans la nuit pour préparer la résistance en cas d’expulsion, organiser la
bouffe et l’aménagement, proposer des ateliers et projections, et surtout
pour construire les convergences possibles sur la journée du 29.
En Espagne, les grandes journées de grèves unitaires sont plus rares
qu’ici, mais l’idée de « grève générale » est prise au pied de la lettre.
Il s’agit bel et bien de « tout fermer » dès l’aube grâce à l’intervention
d’une multitude de petits groupes et cortèges. Une carte de Barcelone de
5x5m collée à l’intérieur de la Banque, couverte de petits cartons rouges,
liste les multiples piquets annoncés dans chaque quartier.
Lors de l’assemblée du lundi le ton est clairement à l’offensive : un
chauffeur de bus annonce qu’ils tiennent le dépôt et que les gens peuvent
concentrer leurs forces sur d’autres secteurs, des retraités viennent
partager leur rage et leur envie que ça parte, d’autres reviennent sur les
soulèvements qui ont marqué le passé de la ville, tandis qu’un Raoul
Vaneigem local conseille, sous les applaudissements, d’être ce jour là
comme l’eau et le feu, l’eau qui s’infiltre lorsque que l’étau policier se
resserre, et le feu qui détruit sans crier gare. Un consensus se dessine
sur la volonté de se retrouver à la mi-journée pour prendre la Rambla, et
fermer les bâtiments symboles comme le "Corte Ingles" (les Galeries
Lafayettes locales). On a beau savoir que les petites oreilles policières
relaieront et feront tout pour l’empêcher, la vibration de l’assemblée
permet de sentir l’état d’esprit et de présager de la force collective.
Dès le 28 à minuit, la fête commence, des groupes déambulent dans les
quartiers et ferment les portes des entreprises et magasins avec de la
glue ou de la soudure à froid, font des concerts de casseroladas (concerts
de casseroles), repeignent les murs....
vv
À l’aube, plusieurs grands axes de la ville sont obstrués par des
barricades de pneus enflammés.
Puis, tout au long de la matinée, des piquets plus statiques, en partie
organisés par les centrales syndicales, bloquent les centres commerciaux
et les grosses entreprises, tandis que divers cortèges itinérants
regroupant de quelques dizaines à plusieurs centaines de personnes passent
dans les rues pour fermer les magasins. Les signes d’encouragements depuis
les fenêtres des immeubles ou les trottoirs montrent que la pratique est
plutôt bien acceptée.
Des tracts ont généralement déjà été déposés les jours précédents dans les
diverses enseignes pour annoncer la grève et, dans certains quartiers, la
plupart des magasins ont déjà leurs rideaux tirés. Des adresses mails ont
été mises en place où les nombreux travailleurs précaires qui ne sentent
pas en position de bloquer eux-mêmes leur taf peuvent demander à ce que
les cortèges viennent les y aider.
Sur les commerces ouverts, une négociation rapide se met en place et les
tenanciers tirent souvent rapidement le rideau d’eux-mêmes avant que
d’autres n’aient à le faire avec quelques boules puantes et tags «
esquirols » ("écureuils" pour « jaune ») en prime. Certaines banques,
supermarchés et bâtiments institutionnels connaissent des fermetures plus
expéditives et cassantes : la librairie fasciste de Barcelone sera pour sa
part méthodiquement mise en pièces.
À 13h, les cortèges convergent devant la banque occupée. La Rambla est
évidemment bloquée par les anti-émeutes. Un cortège massif de plusieurs
milliers de personnes quitte alors la place. L’idée est plutôt d’éviter un
clash immédiat, et de maintenir la manif unie plus longtemps pour pouvoir
agir par la suite.
Quoi qu’il en soit, après 300m, une voiture de police prend feu et c’est
l’affrontement. Quelques milliers de personnes semblent se disperser et
s’éparpiller une première fois sous les charges policières. Pourtant, très
vite, la banque sert de point de ralliement au milieu des touristes et des
passants. Tout au long de l’après-midi des petits groupes reforment des
barricades enflammées aux alentours, dans les ruelles et les grands axes,
à l’aide de conteneurs, des poubelles laissées par les éboueurs en grèves,
de bancs, de matériaux de chantiers ou de bacs à fleurs. La police semble
dépassée par le nombre de foyers de perturbation et les camions
anti-émeutes se croisent en panique dans tous les sens et dans toutes les
directions. Profitant d’une levée momentanée du barrage policier, un
cortège se forme rapidement sur la place et parvient à prendre la Rambla.
Plein de sourires, des yeux qui s’écarquillent, sans bien réaliser que le
pari est gagné et qu’on est bel et bien quelques centaines à descendre la
Rambla et à tout fermer à l’aide de grilles métalliques, de poubelles ou à
coups de skateboards. Les touristes photographient en rangs serrés,
quelques appareils volent. La foule rend la contre-attaque policière
difficile. Ça s’égaye néanmoins dans les petite rues, inaccessibles au
camion anti-émeutes, avant qu’il ne soit trop tard et puis ça continue,
rythmiquement. D’autres véhicules de police et enseignes y passent. Un
voisin sort de chez lui après le passage de la troupe et met le feu à une
barricade pour ralentir l’arrivée des Mossos. Au retour sur la plaça
Catalunya, la police a fini par regrouper ses véhicules autour de la
banque et par obtenir l’autorisation judiciaire de l’envahir et de murer,
sous prétexte que des personnes coordonneraient les émeutes depuis la
bâtisse. Un mélange de curieux et de véners se masse et se croise ;
certains sont surtout là pour voir tomber le symbole, d’autres gueulent,
avancent et font ce qu’ils peuvent pour mettre la pression aux
anti-émeutes, qui matraquent régulièrement pour s’assurer qu’ils gardent
le terrain.
Pourtant l’énergie reste contagieuse et on continue à tenir la rue
jusqu’au soir, ailleurs, là où les forces de l’ordre sont moins regroupées
: alors que ça s’agite dans les quartiers du haut de la ville où un
magasin de jeans se fait piller, et que des volutes de fumées persistent à
apparaître de part et d’autres, des milliers de personnes se retrouvent au
départ des manifs de la CNT (une petite organisation anarchiste tout de
même plus importante qu’en France) puis de la CGT (un syndicat libertaire
"de masse", avec un grand nombre de militants ) et mettent le feu devant
le siège de la Patronale (le MEDEF local, qui fut aussi le siège de la CNT
de 36 à 39) au milieu de danses et de samba, avant de se regrouper sur une
grande place barricadée, et de faire tomber une pluie de pierres sur les
anti-émeutes venus sauver le bâtiment. Un moment de grâce qui dure où l’on
discute, encourage, attaque et où la communauté des gestes et la diversité
des âges et des accoutrements manifestent combien la « grève sociale et
sauvage » a pris au-delà des espérances. En début de soirée, la
manifestation des centrales syndicales démarre à son tour et cette
fois-ci, ce sont des travailleurs estampillés de l’UGT qui finissent,
comme par contagion, par attaquer le Corte Ingles à coups de barres de
fer, sous les applaudissements de la foule. À la nuit tombée, on croise
deux gamines qui continuent avec discrétion à mettre le feu impunément aux
poubelles de la plaça Catalunya au milieu des piquets de police.
Même si les affrontements ont pris une ampleur particulière à Barcelone,
la dynamique de blocage général et d’action directe s’est diffusée
largement dans tout le reste de l’Etat espagnol. Mais, la dépendance vis à
vis des mots d’ordre des centrales demeure visiblement trop forte et la
grève ne passe pas le pas au-delà du 29. Pourtant, l’absence de
perspective immédiate n’empêche pas que cette semaine apparaisse comme un
potentiel levier majeur dans la construction progressive d’un mouvement
qui contourne les barrières identitaires, les corporatismes et qui soit à
même de faire émerger de nouveaux moments fédérateurs à Barcelone.
En Catalogne, dans les jours qui suivent, les responsables politiques et
les journalistes comptent les banques et autres enseignes cassées, «
l’impact désastreux pour le tourisme », l’ « effort général » pour
recouvrir les traces de cette journée au plus vite. Ils s’accusent les uns
et les autres d’être responsables de la déroute policière, et espèrent
surtout arriver à (se ?) convaincre tant bien que mal que les débordements
n’ont été le fait que d’une infime minorité, de « squatters », d’«
anti-systèmes », d’ « étrangers » et autres monstres avant-gardistes dotés
de super pouvoirs de manipulation et de destruction. Le Maire ira jusqu’à
tenter une série de plaintes contre les sites d’information qui auraient
relayé l’occupation de la banque et les appels autonomes à la grève
générale. Au final, sur les 42 personnes arrêtées dans la journée, presque
toutes sont relâchées dès le lendemain sans qu’on puisse les inculper
sérieusement. D’autres risquent plus gros.
Barcelone, ville-chantier indomptée, où s’entrecroisent encore jusque dans
l’hypercentre les allées des riches et des touristes et les dédales de la
« peña » (la plèbe), voit encore régulièrement ses rues déborder, que ce
soit pour les victoires du barça, l’expulsion d’un squat ou les multiples
fêtes de quartier. Au-delà d’une nouvelle et joyeuse irruption émeutière,
ce qui s’est joué d’inspirant le 29 et ce qui inquiète de l’autre coté de
la barricade, tient sûrement à la capacité de trouver des espaces de
convergence et des stratégies communes, tout en maintenant la couverture
du terrain et la force de dispersion issues de ce qui s’enracine au
quotidien dans les luttes de quartiers et leurs histoires singulières.
C’est aussi la diffusion de pratiques d’actions directes qui puissent se
partager largement pour concrétiser les slogans de blocage économique et
matérialiser la colère, au-delà des défilés stériles. Espérons que cela se
renforce par là-bas et que ça puisse donner des idées par ici. Malgré les
efforts dépensés pour effacer au plus vite les traces du soulèvement, sur
la Banque Nationale, un slogan peint en hauteur au long de la façade de la
Banque descredito était encore visible « aixo no es crisi. Sen diu
capitalisme » (en catalan « ceci n’est pas une crise, c’est le capitalisme
! »)
[1] Pour paraphraser le sinistre pitre Hortefeux sur les risques d’attaque
terroriste en France en plein mouvement social. Celui-ci déclarait
dimanche 17 au grand jury : "Il y a quelques heures ou quelques jours à
peine", les Européens ont reçu "un nouveau message des services saoudiens
nous indiquant qu’Al-Qaeda dans la péninsule arabique (ndlr : Aqpa) était
sans doute actif ou envisageait d’être actif"
[2] UGT et CCOO : les deux principales centrales syndicales espagnoles
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tanneries AT squat.net
Liste interne aux Tanneries
https://lists.squat.net/mailman/listinfo/tanneries