Au même moment, en guise d’échauffement pour la grève générale du 29, une

manifestation de 2000 personnes déboule et se positionne devant le

bâtiment de l’ex-Banque nationale de crédit d’Espagne qui domine la place

avec sa tour de 12 étages et qui a été vidée et laissée en plan il y a

quelques années, dans l’attente qu’une multinationale se l’octroie. Des

personnes rentrées, "quelques heures ou quelques jours auparavant" [1] au

nez et à la barbe des vigiles et flics qui quadrillent la place,

descendent en rappel de la façade et y déploient deux immenses banderoles

« Les banques nous asphyxient,les patrons nous exploitent, les politiciens

nous mentent, l’UGT et la CCOO [2] nous vendent. A la mierda ! » et « Ceci

est une invitation à lutter ensemble. Grève sociale et sauvage » . Musique

et clowneries sur la place, défonçage de porte et barricadage sommaire à

l’intérieur. Un tapis rouge est déployé, les portes s’ouvrent, la Banco de

credito (vite rebaptisée Banco Descredito) est envahie et occupée par

plusieurs centaines de personnes. Le chef des Mossos d’esquadra (la police

autonome de Catalogne, intronisée en 2005 et réputée pour sa brutalité)

s’arrache les cheveux. L’objectif annoncé est d’en faire un centre de

convergence pour la grève générale du 29 septembre.


Dans l’Etat espagnol, la menace d’une banqueroute à la grecque sert de

prétexte au gouvernement socialiste pour une grande « reforma laboral »

(réforme du travail) et un démantèlement des "protections sociales". À

Barcelone comme ailleurs, les boulots sont déjà de plus en plus précaires

et les fins de mois douloureuses, malgré les solidarités de voisinage qui

aident à la débrouille, aux arrangements illicites et aux petits

piratages. L’Espagne a beau avoir emporté le Mundial, la colère gronde et

les deux centrales syndicales se sont vues contraintes de lancer la

première grève générale du pays depuis 2002, presque à reculons et avec le

slogan « Pas comme ça ! » pour ne pas trop heurter leur alliés socialistes

au pouvoir.


L’occupation de la Banque s’est coordonnée entre des groupes autonomes et

« précaires » et l’ « assemblea de Barcelona ». L’ « assemblea » a été

initiée entre autres par des syndicalistes de la compagnie de bus de

Barcelone qui avaient réussi, en 2007, à tenir une grève et bloquer

plusieurs semaines les bus de la ville en faisant appel à des soutiens

extérieurs. L’assemblea se veut un point de convergence régulier entre des

mouvements de travailleurs, et les nombreuses petites luttes et comités de

quartiers, alimentées notamment par les quelques dizaines d’okupas (centre

sociaux autogérés occupés - voir encadré), disséminés sur la ville.


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Encadré sur le mouvement des Okupas :


Depuis l’occupation retentissante du cinéma Princessa en plein centre

ville de Barcelone en 96, le mouvement squat barcelonais a explosé et est

devenu l’un des plus offensifs et localement ancrés d’Europe. Il est

considéré, dans toute sa diversité, comme une force politique à part

entière, forte de ses journaux, radio, cantines, bibliothèques, fêtes,

imprimeries, potagers, coopératives, ateliers de construction, de

coordinations comme l’"assemblea d’okupes de barna"... Il bénéficie d’un

soutien populaire singulier dans une région qui a hérité de l’expérience

autogestionnaire et anarchiste la plus massive du XXième siècle, de sa

répression féroce et des décennies de dictature qui ont suivi. Un certain

nombre d’okupas, comme l’ ex-caserne de la "Casa de la Muntanya" ou la

ferme "Can Masdeu" ont pu résister victorieusement à des tentatives

d’expulsion et tiennent depuis plus de dix ans. Fort de son histoire et de

ses liens, le mouvement des okupas n’est cependant pas à l’abri, ces

dernières années, de sursauts répressifs d’un côté, ou de penchants à se

scléroser dans un ghetto contre-culturel alternatif et plus coupé des

mouvements sociaux de l’autre. Lors du dernier mouvement étudiant

barcelonais contre le plan Bolonia en 2009, les Mossos ont matraqué

systématiquement une manif et causé un scandale politique en envoyant des

dizaines de personnes à l’hôpital à la vue de tous. Depuis ce mouvement

entre autres, des lieux occupés, ouverts et populaires ont éclos et ont pu

permettre de fédérer de nouvelles dynamiques d’action. Renouant avec la

tradition de réaction massive au vidage des squats (un des slogans, les

plus courus du mouvement barcelonais, tiré d’une chanson d’un groupe punk

local est "desalojos son disturbios" : les expulsions sont des émeutes),

l’expulsion de "La Rimaia" a rassemblé, dès le lendemain et en plein été,

2000 personnes qui sont allées occuper des appartements bourgeois et

neufs, laissés vides.

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C’est depuis l’enceinte de la banque que, le premier jour de la

révolution, le 16 juillet 1936, des groupes fascistes retranchés ont

assassiné plusieurs dizaines de personnes essayant d’assaillir lebâtiment.


vvv


Près de 80 ans plus tard, l’occupation de la banque, lieu symbolique et

décrépi du pouvoir économique et politique, va fonctionner comme une

incroyable caisse de résonance pour une "grève anticapitaliste et

sauvage". Une énergie grisante sort du bâtiment : joie de tenir le lieu,

au coeur de la bête, de survoler la ville depuis les tours et balcons, de

narguer les autorités qui ne peuvent pas prendre le risque de gâcher la

fête et de tenter le diable avec une intervention policière immédiate. Le

lundi, un répit momentané se confirme. Le juge en charge de l’affaire

refuse de donner droit à une procédure pénale et à une expulsion

immédiate, estimant que le bâtiment étant vide, l’expulsion doit se

décider dans le cadre d’une procédure civile de squat, plus longue. Alors

que des caméras de presse et de police observent le bâtiment en

permanence, l’occupation et la grève sont relayées dans les quartiers par

des milliers d’exemplaires d’un journal, des assemblées, des sites web,

des tags qui couvrent les murs de la ville, par le bouche à oreille et la

rumeur : « alors c’est vrai vous avez pris la banque ? »... À l’intérieur

du bâtiment, les différentes composantes des dynamiques anticapitalistes

arrivent plus que de coutume à composer ensemble. L’occupation permet

ainsi de faire passer l’idée d’une grève sociale qui ne se restreigne pas

à un combat sur les conditions de travail et à l’exploitation salariale

mais englobe des combats sur le logement et l’aseptisation de la ville,

les migrants, le patriarcat... Ça fourmille tout au long de la journée,

des assemblées de plusieurs centaines de personnes se tiennent jusque tard

dans la nuit pour préparer la résistance en cas d’expulsion, organiser la

bouffe et l’aménagement, proposer des ateliers et projections, et surtout

pour construire les convergences possibles sur la journée du 29.


En Espagne, les grandes journées de grèves unitaires sont plus rares

qu’ici, mais l’idée de « grève générale » est prise au pied de la lettre.

Il s’agit bel et bien de « tout fermer » dès l’aube grâce à l’intervention

d’une multitude de petits groupes et cortèges. Une carte de Barcelone de

5x5m collée à l’intérieur de la Banque, couverte de petits cartons rouges,

liste les multiples piquets annoncés dans chaque quartier.


Lors de l’assemblée du lundi le ton est clairement à l’offensive : un

chauffeur de bus annonce qu’ils tiennent le dépôt et que les gens peuvent

concentrer leurs forces sur d’autres secteurs, des retraités viennent

partager leur rage et leur envie que ça parte, d’autres reviennent sur les

soulèvements qui ont marqué le passé de la ville, tandis qu’un Raoul

Vaneigem local conseille, sous les applaudissements, d’être ce jour là

comme l’eau et le feu, l’eau qui s’infiltre lorsque que l’étau policier se

resserre, et le feu qui détruit sans crier gare. Un consensus se dessine

sur la volonté de se retrouver à la mi-journée pour prendre la Rambla, et

fermer les bâtiments symboles comme le "Corte Ingles" (les Galeries

Lafayettes locales). On a beau savoir que les petites oreilles policières

relaieront et feront tout pour l’empêcher, la vibration de l’assemblée

permet de sentir l’état d’esprit et de présager de la force collective.


Dès le 28 à minuit, la fête commence, des groupes déambulent dans les

quartiers et ferment les portes des entreprises et magasins avec de la

glue ou de la soudure à froid, font des concerts de casseroladas (concerts

de casseroles), repeignent les murs....


vv


À l’aube, plusieurs grands axes de la ville sont obstrués par des

barricades de pneus enflammés.


Puis, tout au long de la matinée, des piquets plus statiques, en partie

organisés par les centrales syndicales, bloquent les centres commerciaux

et les grosses entreprises, tandis que divers cortèges itinérants

regroupant de quelques dizaines à plusieurs centaines de personnes passent

dans les rues pour fermer les magasins. Les signes d’encouragements depuis

les fenêtres des immeubles ou les trottoirs montrent que la pratique est

plutôt bien acceptée.


Des tracts ont généralement déjà été déposés les jours précédents dans les

diverses enseignes pour annoncer la grève et, dans certains quartiers, la

plupart des magasins ont déjà leurs rideaux tirés. Des adresses mails ont

été mises en place où les nombreux travailleurs précaires qui ne sentent

pas en position de bloquer eux-mêmes leur taf peuvent demander à ce que

les cortèges viennent les y aider.


Sur les commerces ouverts, une négociation rapide se met en place et les

tenanciers tirent souvent rapidement le rideau d’eux-mêmes avant que

d’autres n’aient à le faire avec quelques boules puantes et tags «

esquirols » ("écureuils" pour « jaune ») en prime. Certaines banques,

supermarchés et bâtiments institutionnels connaissent des fermetures plus

expéditives et cassantes : la librairie fasciste de Barcelone sera pour sa

part méthodiquement mise en pièces.


À 13h, les cortèges convergent devant la banque occupée. La Rambla est

évidemment bloquée par les anti-émeutes. Un cortège massif de plusieurs

milliers de personnes quitte alors la place. L’idée est plutôt d’éviter un

clash immédiat, et de maintenir la manif unie plus longtemps pour pouvoir

agir par la suite.


Quoi qu’il en soit, après 300m, une voiture de police prend feu et c’est

l’affrontement. Quelques milliers de personnes semblent se disperser et

s’éparpiller une première fois sous les charges policières. Pourtant, très

vite, la banque sert de point de ralliement au milieu des touristes et des

passants. Tout au long de l’après-midi des petits groupes reforment des

barricades enflammées aux alentours, dans les ruelles et les grands axes,

à l’aide de conteneurs, des poubelles laissées par les éboueurs en grèves,

de bancs, de matériaux de chantiers ou de bacs à fleurs. La police semble

dépassée par le nombre de foyers de perturbation et les camions

anti-émeutes se croisent en panique dans tous les sens et dans toutes les

directions. Profitant d’une levée momentanée du barrage policier, un

cortège se forme rapidement sur la place et parvient à prendre la Rambla.

Plein de sourires, des yeux qui s’écarquillent, sans bien réaliser que le

pari est gagné et qu’on est bel et bien quelques centaines à descendre la

Rambla et à tout fermer à l’aide de grilles métalliques, de poubelles ou à

coups de skateboards. Les touristes photographient en rangs serrés,

quelques appareils volent. La foule rend la contre-attaque policière

difficile. Ça s’égaye néanmoins dans les petite rues, inaccessibles au

camion anti-émeutes, avant qu’il ne soit trop tard et puis ça continue,

rythmiquement. D’autres véhicules de police et enseignes y passent. Un

voisin sort de chez lui après le passage de la troupe et met le feu à une

barricade pour ralentir l’arrivée des Mossos. Au retour sur la plaça

Catalunya, la police a fini par regrouper ses véhicules autour de la

banque et par obtenir l’autorisation judiciaire de l’envahir et de murer,

sous prétexte que des personnes coordonneraient les émeutes depuis la

bâtisse. Un mélange de curieux et de véners se masse et se croise ;

certains sont surtout là pour voir tomber le symbole, d’autres gueulent,

avancent et font ce qu’ils peuvent pour mettre la pression aux

anti-émeutes, qui matraquent régulièrement pour s’assurer qu’ils gardent

le terrain.


Pourtant l’énergie reste contagieuse et on continue à tenir la rue

jusqu’au soir, ailleurs, là où les forces de l’ordre sont moins regroupées

: alors que ça s’agite dans les quartiers du haut de la ville où un

magasin de jeans se fait piller, et que des volutes de fumées persistent à

apparaître de part et d’autres, des milliers de personnes se retrouvent au

départ des manifs de la CNT (une petite organisation anarchiste tout de

même plus importante qu’en France) puis de la CGT (un syndicat libertaire

"de masse", avec un grand nombre de militants ) et mettent le feu devant

le siège de la Patronale (le MEDEF local, qui fut aussi le siège de la CNT

de 36 à 39) au milieu de danses et de samba, avant de se regrouper sur une

grande place barricadée, et de faire tomber une pluie de pierres sur les

anti-émeutes venus sauver le bâtiment. Un moment de grâce qui dure où l’on

discute, encourage, attaque et où la communauté des gestes et la diversité

des âges et des accoutrements manifestent combien la « grève sociale et

sauvage » a pris au-delà des espérances. En début de soirée, la

manifestation des centrales syndicales démarre à son tour et cette

fois-ci, ce sont des travailleurs estampillés de l’UGT qui finissent,

comme par contagion, par attaquer le Corte Ingles à coups de barres de

fer, sous les applaudissements de la foule. À la nuit tombée, on croise

deux gamines qui continuent avec discrétion à mettre le feu impunément aux

poubelles de la plaça Catalunya au milieu des piquets de police.


Même si les affrontements ont pris une ampleur particulière à Barcelone,

la dynamique de blocage général et d’action directe s’est diffusée

largement dans tout le reste de l’Etat espagnol. Mais, la dépendance vis à

vis des mots d’ordre des centrales demeure visiblement trop forte et la

grève ne passe pas le pas au-delà du 29. Pourtant, l’absence de

perspective immédiate n’empêche pas que cette semaine apparaisse comme un

potentiel levier majeur dans la construction progressive d’un mouvement

qui contourne les barrières identitaires, les corporatismes et qui soit à

même de faire émerger de nouveaux moments fédérateurs à Barcelone.


En Catalogne, dans les jours qui suivent, les responsables politiques et

les journalistes comptent les banques et autres enseignes cassées, «

l’impact désastreux pour le tourisme », l’ « effort général » pour

recouvrir les traces de cette journée au plus vite. Ils s’accusent les uns

et les autres d’être responsables de la déroute policière, et espèrent

surtout arriver à (se ?) convaincre tant bien que mal que les débordements

n’ont été le fait que d’une infime minorité, de « squatters », d’«

anti-systèmes », d’ « étrangers » et autres monstres avant-gardistes dotés

de super pouvoirs de manipulation et de destruction. Le Maire ira jusqu’à

tenter une série de plaintes contre les sites d’information qui auraient

relayé l’occupation de la banque et les appels autonomes à la grève

générale. Au final, sur les 42 personnes arrêtées dans la journée, presque

toutes sont relâchées dès le lendemain sans qu’on puisse les inculper

sérieusement. D’autres risquent plus gros.


Barcelone, ville-chantier indomptée, où s’entrecroisent encore jusque dans

l’hypercentre les allées des riches et des touristes et les dédales de la

« peña » (la plèbe), voit encore régulièrement ses rues déborder, que ce

soit pour les victoires du barça, l’expulsion d’un squat ou les multiples

fêtes de quartier. Au-delà d’une nouvelle et joyeuse irruption émeutière,

ce qui s’est joué d’inspirant le 29 et ce qui inquiète de l’autre coté de

la barricade, tient sûrement à la capacité de trouver des espaces de

convergence et des stratégies communes, tout en maintenant la couverture

du terrain et la force de dispersion issues de ce qui s’enracine au

quotidien dans les luttes de quartiers et leurs histoires singulières.

C’est aussi la diffusion de pratiques d’actions directes qui puissent se

partager largement pour concrétiser les slogans de blocage économique et

matérialiser la colère, au-delà des défilés stériles. Espérons que cela se

renforce par là-bas et que ça puisse donner des idées par ici. Malgré les

efforts dépensés pour effacer au plus vite les traces du soulèvement, sur

la Banque Nationale, un slogan peint en hauteur au long de la façade de la

Banque descredito était encore visible « aixo no es crisi. Sen diu

capitalisme » (en catalan « ceci n’est pas une crise, c’est le capitalisme

! »)


[1] Pour paraphraser le sinistre pitre Hortefeux sur les risques d’attaque

terroriste en France en plein mouvement social. Celui-ci déclarait

dimanche 17 au grand jury : "Il y a quelques heures ou quelques jours à

peine", les Européens ont reçu "un nouveau message des services saoudiens

nous indiquant qu’Al-Qaeda dans la péninsule arabique (ndlr : Aqpa) était

sans doute actif ou envisageait d’être actif"


[2] UGT et CCOO : les deux principales centrales syndicales espagnoles


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tanneries AT squat.net

Liste interne aux Tanneries

https://lists.squat.net/mailman/listinfo/tanneries